Regards croisés sur la civilisation égyptienne
Regards croisés sur la civilisation égyptienne
Après son dernier livre "Le Bel Occident de Thèbes Imentet Neferet - Une histoire révélée par la toponymie", sorti au printemps 2022, Christian Leblanc s'est remis à "l'ouvrage"... Il vient de publier, toujours chez L'Harmattan, "Regards croisés sur la civilisation égyptienne, pages choisies d'archéologie et d'histoire". Il réalise ainsi son souhait de réunir, tout en les mettant à jour, un certain nombre d'études, disséminées et peu "accessibles", produites dans le cadre de conférences, d'introduction d'ouvrages, de périodiques, …
Ce sont ainsi seize thèmes "indépendants" qu'il présente et aborde avec la profondeur d'analyse, la précision et la sensibilité qui caractérisent ses écrits.
Que ce soit sur le mégalithisme, sur l'architecture et l'histoire des monuments, sur l'agriculture, sur la notion de temps dans l'ancienne Egypte, sur les parfums, sur l'armée ou bien encore sur la mort, il nous transporte dans ce monde auquel il est "intimement" lié et dont il nous donne de multiples clés de compréhension.
De longues et minutieuses recherches lui ont permis de recenser les maires ou gouverneurs de Thèbes du Nouvel Empire, "liste" inédite jusqu'alors… De l'Egypte "plus contemporaine", il relate l'incroyable aventure des savants de Bonaparte, celles des jeunes Jollois et Devilliers et celle du plus âgé qu'était Denon… Il retrace, au jour le jour, les deux séjours de Champollion et de l'expédition franco-toscane à Thèbes. Il rappelle l'importante activité et l'immense apport d'Auguste Mariette… Et bien sûr, il consacre de nombreuses pages à sa bien-aimée Vallée des Reines et à son cher Ramesseum.
La diversité des thèmes traités fait que l'on ne peut être exhaustif dans cette présentation… Ce qu'il est possible d'affirmer c'est que, à travers cette nouvelle publication, Christian Leblanc, confirme, s'il en était besoin, son rôle de "transmission" de connaissances au plus grand nombre, et cela pour notre plus grand bonheur !
Marie Grillot - Egypte-actualités: "Ce florilège de 'pages choisies' ou de "regards croisés", ouvre de multiples et lumineuses fenêtres sur cette édifiante civilisation née au bord du Nil et plusieurs fois millénaire" écrivez-vous si joliment… Dans vos multiples contributions, comment avez-vous procédé pour parvenir au choix de ces thèmes-là ?
Christian Leblanc : Ce choix vient d'abord du fait que ces textes étaient éparpillés dans des publications parfois difficiles d'accès ou bien n'avaient tout simplement pas été publiés jusqu'à présent. Certains sont le fruit de conférences prononcées pour des sociétés savantes ou des associations, d'autres sont des préfaces ou des introductions à des thématiques très précises et très variées, d'autres enfin, sont des études sur des sujets plus pointus et relevant de recherches à caractère historique. Ce choix m'a aussi permis d'augmenter, de compléter ou de retoucher ces textes, de "les mettre à jour" en quelque sorte, en y joignant notes et/ou bibliographies.
MG-EA : Les seize chapitres qui constituent ce volume donnent la mesure, ou plutôt l'étendue, des connaissances qu'il faut avoir pour comprendre l'Egypte, pour mieux la décrypter, ou… tout simplement pour être un égyptologue "accompli" ?
CL : Il est vrai que ces chapitres se veulent être autant de fenêtres ouvertes sur la civilisation égyptienne, sur sa culture, ses arts, ses préoccupations quotidiennes, ses traditions et ses coutumes. Ce sont-là des sujets qui permettent de mieux appréhender ou comprendre la vie des hommes de la Vallée du Nil, leur environnement, leurs obligations et leurs contraintes dans la société d'alors, mais aussi de suivre les rouages d'une administration royale remarquablement organisée. Dans ces approches, l'égyptologue doit avoir non seulement une bonne formation d'archéologue-philologue, mais aussi d'historien. Il lui faut savoir être un détective du temps, savoir glaner les sources documentaires, les analyser puis les faire parler. En somme, raconter objectivement les faits que nous livrent ces sources, tout en gardant toujours à l'esprit que si la civilisation égyptienne est une civilisation de l'écrit, cet écrit est le plus souvent partiel et/ou partial. Pour tirer un récit historique fiable et argumenté, l'égyptologue en sa qualité d'historien de l'antiquité doit donc avancer à petits pas et s'interdire d'interpréter sans un raisonnement bien établi.
MG-EA : L'architecture grandiose qui signe l'identité du pays, est intimement liée à pharaon et au divin. Ainsi, de nombreux et importants vestiges jalonnent les bords du Nil … Les temples étaient, écrivez-vous, "appelés à l'existence tel un être vivant" : une notion qui peut nous paraître complexe et qui répondait à des rituels particuliers ?
CL : Tout le travail de l'architecte égyptien était d'abord fondé sur un savoir-faire ancestral, transmis de génération en génération. Mais la construction d'un temple reposait aussi sur des règles bien établies. Il fallait déjà définir le plan du temenos, pourvoir à son orientation, puis procéder aux rites de fondation qui correspondent quasiment à une mise au monde, ce que les anciens Égyptiens appelaient "meskhenet" ou "lieu de naissance du territoire divin", "l'endroit où l'on se pose", que l'on personnifia pour en faire la déesse protectrice des fondements de l'Univers. Purifier les fondations et y placer des dépôts symboliques, poser le premier bloc de pierre ou la première brique, puis ensuite faire naître l'édifice, animer les lieux et les voir se développer au fil de la construction. Tout cela bien sûr, guidé par de talentueux "conducteurs de travaux". L'œuvre achevée devait, tant par son architecture que par son iconographie être en parfaite symbiose avec Maât, et pouvoir glorifier les dieux ou son royal concepteur lorsqu'il s'agissait de temples de millions d'années. L'architecte n'était donc pas simplement un "technicien" mais aussi une sorte de philosophe comme l'a si bien dit Alexandre Varille. Le temple devait se lire comme un véritable livre de pierre où s'entremêlait toute une symbolique, soigneusement organisée, depuis la mise en place des éléments architectoniques jusqu'aux tableaux qui devaient en orner les murs. En fait, le temple devait être à l'image de l'Univers et il était par excellence le lieu où devait être préservé son équilibre.
MG-EA : La momification, les arts funéraires ont une grande place : ce sont ces "pratiques" qui ont associé l'Egypte à la notion d'immortalité ?
CL : C'est au cours de mes recherches dans la Vallée des Reines pendant une bonne vingtaine d'années, qu'il m'a été permis d'étudier de près les momies mais aussi les vestiges de l'équipement funéraire qui les entouraient. Dans cette nécropole il faut le rappeler, les tombes, avaient toutes été pillées à la fin de l'époque ramesside, puis abondamment réutilisées au cours de la Troisième Période intermédiaire et au cours de l'époque romaine. Si encore durant le Nouvel Empire, les tombes regorgeaient de biens matériels qui semblaient utiles à ceux et à celles qui allaient devoir vivre dans l'Autre-Monde, cette pratique fut abandonnée à partir de la Troisième Période intermédiaire pour laisser place à l'essentiel. Cette sobriété parfois perçue comme le résultat d'une pauvreté apparente de l'époque, est sans doute bien plus la conséquence d'une évolution de la pensée et d'une perception renouvelée de la mort. L'éternité comme la notion d'immortalité ont évolué avec le temps, ce qui explique que dans les tombes de cette époque comme dans celles de l'époque romaine, tout le soin est reporté exclusivement sur la momie et les cercueils qui en assurent sa protection. Les vases-canopes ont même tendance à disparaître, au profit de "paquets-canopes" placés près ou dans le corps des défunts et protégés par de petites figurines en cire à l'image des enfants d'Horus. À l'époque romaine, apparaissent aussi de nouvelles techniques d'inhumation, comme la crémation. On en a trouvé trace notamment dans une tombe de la Vallée des Reines, où plusieurs grandes urnes cinéraires contenaient encore les cendres de plusieurs défunts. À partir du IVe siècle de notre ère, alors que l'Égypte est devenue chrétienne, on abandonne peu à peu linceuls et bandelettes et l’on remplace l’embaumement par une autre habitude : celle d'habiller les défunts de vêtements qu'ils ont, le plus souvent, porté durant leur vie. Dès lors s’instaure une nouvelle coutume qui persistera jusqu’à nos jours dans l’ensemble du monde chrétien. Par ce glissement, c'est aussi une autre perception des destinées d’outre-tombe qui se dessine et prend forme. En effet, il est clair que dorénavant c’est sur le concept de l'âme que vont se cristalliser les rites et les croyances funéraires. L’esprit, principe immatériel, substance impalpable, à la fois souffle de vie et siège de la pensée, l’emporte finalement sur son habitacle qu'était le corps, cette enveloppe délicate et périssable.
MG-EA : Vous évoquez bien sûr la tombe de la belle Nefertari. Vous en étudiez avec précision l'iconographie et vous livrez le plan du "périple de la reine défunte et de son devenir" : une "lecture" qui n'est que rarement inculquée ?
CL : Comme dans les temples, les tombes sont aussi des livres dont il faut décrypter les pages à partir de leur iconographie. Si toutes les scènes joliment colorées relèvent d'un art indéniable et suscitent l'intérêt et la curiosité des visiteurs d'aujourd'hui, ces mêmes scènes portent chacune un message qui s'inscrit dans l'histoire du périple que doit accomplir le défunt ou la défunte vers l'Autre-Monde. Dans la Vallée des Reines, plusieurs tombes de l'époque ramesside donnent les clefs qui nous permettent de mieux comprendre ce cheminement ou ce parcours. De la salle d'accueil à la salle la plus profonde, il s'agit de se laisser guider pour parvenir enfin à un seuil que seul le défunt pourra franchir. Un bel exemple nous est notamment donné dans la tombe du prince Khaemouaset, fils de Ramsès III, lorsque dans la dernière salle, aboutissement d'un périple scandé d'obstacles, seul le roi est représenté sur les parois tandis que son fils qui l'accompagnait jusque-là, a déjà gagné le royaume osirien. Dans la tombe de Nefertari, c'est ce même périple auquel nous assistons depuis l'entrée jusqu'à la chambre funéraire. La reine pénètre dans une sorte de sas qui la conduit progressivement vers la Demeure d'Osiris. Mais pour y parvenir, elle sera guidée par plusieurs divinités et devra faire face à de redoutables génies gardant les portes qu'il lui faudra franchir pour parvenir enfin au royaume des élus. De là, elle pourra ensuite entrer et sortir à sa guise du monde des ténèbres vers le monde de la lumière.
MG-EA : Kemet, pays de la naissance des parfums, des cosmétiques, de l'art de la coiffure… C'est par une belle iconographie que vous faites revivre ces thébaines dont la beauté a transcendé le temps… Et … en parallèle, vous nous présentez des personnes peu connues : "les chauves d'Hathor" ?
CL : L'art de la parfumerie était en effet bien connu dans l'ancienne Égypte où existait même une floriculture. Nous avions pu mettre en place en 2002 un colloque au Conseil National de la Culture du Caire sur cette belle thématique. Il avait permis d'établir un lien fort entre les parfums, leur production et leur fabrication, mais aussi leur diffusion dans la société égyptienne où l'on attachait beaucoup d'importance aux soins du corps et à l'apparence physique. Les parfums, mais aussi le maquillage, la toilette, l'art de la coiffure étaient autant d'atouts recherchés pour renforcer la beauté et susciter la séduction. Les portraits de belles dames du Nouvel Empire en montrent de superbes exemples dans les tombes thébaines. Quant aux "chauves d'Hathor", leur confrérie imposait le respect à des hommes gagnés par la calvitie. La chute des cheveux n'était donc pas considérée comme une imperfection ou une maladie, mais bien plus comme une particularité émanant quasiment du divin. C'est ainsi que certains personnages furent reconnus pour être des intermédiaires privilégiés entre la déesse Hathor et les femmes et bénéficièrent dès lors d'une véritable dévotion populaire tout au long du Nouvel Empire…
Christian Leblanc, Regards croisés sur la civilisation égyptienne, Pages choisies d’archéologie et d’histoire, L'Harmattan, 29/08/2024
486 pages
Interview réalisée par marie grillot pour Egypte-actualités & egyptophile (avec plus d'illustrations)
Biographie de l'auteur :
Christian Leblanc est égyptologue, directeur de la Mission archéologique française de Thèbes-Ouest (MAFTO) et conseiller scientifique permanent auprès du Centre d’Étude et de Documentation sur l’Ancienne Égypte (CEDAE, Ministère du Tourisme et des Antiquités de l’Égypte). Directeur de recherche émérite au CNRS, il est également membre de l’Institut d’Égypte. Historien de formation, il étudie la société thébaine du Nouvel Empire et les familles royales. Ses recherches ont essentiellement porté sur la Vallée des Reines, sur la tombe et le temple de millions d’années de Ramsès II, à Louqsor.
Derniers ouvrages :
Christian Leblanc avec la collaboration de Angelo Sesana, Le Bel Occident de Thèbes Imentet Neferet. De l'époque pharaonique aux temps modernes - Une histoire révélée par la toponymie, L'Harmattan, 2022
Christian Leblanc, Ramsès II et le Ramesseum - De la splendeur au déclin d'un temple de millions d'années, L'Harmattan, 2019
Christian Leblanc, La mémoire de Thèbes - Fragments d'Egypte d'hier et d'aujourd'hui, L'Harmattan, 2015
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